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Frontières de fer, Le cloisonnement du monde de Stéphane Rosière

Les contrôles aux frontières se sont renforcés depuis 50 ans, plus encore avec les déplacements migratoires provoqués par les guerres au Moyen-Orient. Tous les continents sont concernés par les barrières. Tous les régimes politiques le sont, tant il n’existe pas de lien entre degré de démocratie et degré d’ouverture internationale. Aujourd’hui les 70 barrières terrestres érigées principalement au 21e siècle sur le quart de la totalité des États du monde couvrent 25 000 km (la plus longue est celle entre l’Inde et le Bangladesh). Ce livre décrit tous les dispositifs qui ont été établis sur des frontières nationales. Les plus connus, comme le mur entre les États-Unis et le Mexique, entre la Palestine et Israël, autour de l’Inde, et d’autres, moins connus. Ces dispositifs cloisonnent, contraignent et contrôlent, mais ne dissuadent pas les populations de se déplacer. Une barrière frontalière implique une soumission obligatoire au contrôle de l’État. Parfois, la surveillance aux frontières est militarisée avec déploiement de troupes et emploi de matériel militaire. Parfois, ce sont de simples clôtures de barbelés, comme entre la Chine et la Mongolie. Parfois, les mécanismes deviennent de plus en plus sophistiqués, comme à Ceuta et Melilla entre le Maroc et l’Espagne, ou en Californie à la frontière mexicaine. Ailleurs encore, et plus rarement, il s’agit de barrières virtuelles (entre la Jordanie et la Syrie, entre la Slovaquie et l’Ukraine) avec capteurs, traitement d’images, drones. Enfin, existent des barrières maritimes. Le contrôle frontalier s’est ainsi développé et est souvent renforcé par des lieux d’enfermement, signe de criminalisation de la migration. Physiques ou virtuelles, les barrières sont de plus en plus difficiles à franchir, les risques encourus par les migrants, de plus en plus considérables.

Stéphane Rosière, géographe et géopolitologue, désigne par « teichopolitique » (ce néologisme est construit sur la racine grecque ancienne τειχος désignant le « mur de la cité ») toute politique fondée sur le cloisonnement des espaces, donc sur la construction de murs. Si les marchandises circulent de plus en plus librement, il n’en est pas de même pour les personnes. Les zones de libre-échange ne sont pas des zones de libre-circulation. Ainsi plusieurs pays membres de l’Union européenne sont exclus de l’espace Schengen. Stéphane Rosière évoque une dissymétrie du capital spatial : en fonction de leur origine, les individus n’ont pas le même droit au déplacement. Les populations occidentales et nanties circulent facilement, alors que les populations réellement mobiles (nomades, migrants) sont stigmatisées. En Europe occidentale et en Amérique du Nord essentiellement, le passeport donne droit à plus de 150 destinations sans visa. En Afrique, en Asie du Sud, il en autorise souvent moins de 25. La facilité de circulation dépend aussi des revenus : les barrières sont construites par des pays plus riches que leurs voisins. En moyenne, le PIB par habitant d’un pays qui construit une barrière est sept fois supérieur à celui de son voisin qu’il entrave.

Ces contrôles sont légitimés par trois mots d’ordre : lutte contre les trafics, contre le terrorisme et contre l’immigration clandestine. À propos du terrorisme, une hiérarchie a longtemps existé entre le degré d’acceptabilité idéologique perçue des migrants, avec, par ordre décroissant, les réfugiés, puis les migrants dits économiques, puis les terroristes (alors que nombre de terroristes sont des nationaux). Ainsi les réfugiés ont longtemps été protégés du discours stigmatisant les migrants en raison de leur statut de protégés. Or les séparations entre les trois catégories deviennent de moins en moins étanches idéologiquement, et les réfugiés sont de plus en plus assimilés aux migrants économiques, eux-mêmes de plus en plus assimilés aux terroristes. Les textes de loi ont renforcé cette perception, avec l’affaiblissement de la protection légale des réfugiés. Des théories fallacieuses et médiatiques comme celles du grand remplacement ou de la submersion migratoire viennent masquer la réalité des chiffres de l’immigration (la population migrante représente 3,5 % de la population mondiale en 2020), chiffres relativement stables sur une longue période.

Si le discours dominant des pays les plus riches est de plus en plus ouvertement défavorable aux migrations, créant ainsi tensions et fermetures, se développe parallèlement un marché considérable, qualifié par Stéphane Rosière de « teichoéconomie », pour désigner la dimension économique et financière considérable du cloisonnement des frontières. Il implique des acteurs publics (organisations internationales, États, collectivités locales) qui définissent les normes de contrôle aux frontières (le budget de Frontex est de plusieurs centaines de millions d’euros). Et ces acteurs publics externalisent en partie la gestion des migrants en privatisant l’organisation du contrôle des frontières. Il implique donc aussi le secteur privé (outils de surveillance aux frontières et de contrôle des individus, construction et entretien des barrières, blindage, terminaux biométriques – soit plusieurs millions d’euros par kilomètre). D’énormes investissements financiers vont à des lobbies d’armement et de contrôle, des sociétés de conseil, de logistique, de gestion des données, des entreprises du bâtiment, des sociétés veillant à la sécurité maritime. Enfin des acteurs informels tirent des revenus du franchissement illégal des frontières : les mafias (comme les cartels au Mexique, qui contrôlent les passeurs). Ce business de la xénophobie dégage des milliards d’euros de bénéfices. Il s’appuie sur des réseaux multiformes : captation de flux financiers (sommes à payer), corruption de fonctionnaires, passage de drogue, rapt de migrants. Les politiques de restriction de l’immigration sont une aubaine pour les mafias, le coût du passage devenant de plus en plus élevé en raison d’un contrôle renforcé.

Stéphane Rosière conclut cet exposé plein de chiffres, de données et de références aux travaux qui l’ont précédé – lequel est augmenté de cartes qu’il a lui-même conçues – en expliquant que, selon lui, ces barrières frontalières sont avant tout des « murs anti-pauvres », et que cette politique de construction est une politique répressive vaine. Il contribue à étayer notre certitude : « les murs ne servent à rien ». Leur édification peut même provoquer des ripostes tragiques, comme quand, le 7 octobre 2023, la « barrière de sécurité » d’Israël, qui avait pour premier objectif affiché, en 2002, d’empêcher les infiltrations de « terroristes » en provenance des territoires occupés, a été déjouée par des tunnels. Mais de cela Stéphane Rosière n’avait pas encore été le témoin horrifié puisque son livre date de 2020.

Catherine Goffaux

Frontières de fer, Le cloisonnement du monde de Stéphane Rosière

Année de parution 2020
Edition Syllepse
Nombre de pages 195

Prix 9 euros

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