Commencer la lecture d'un livre par sa fin peut être utile. Souvent, notes, références, et remerciements répondent aux questions que l'on se posait en lisant. Dans celui-ci, quatre pages empreintes de l'énergie qui imprègne l'ensemble renseignent sur Armand Patrick Gbaka-Brédé devenu Gauz quand il s'est mis à écrire. Or la première question que l'on se posait était, « Ce roman est-il autobiographique ? Et si oui, jusqu'à quel point ? » Oui, ce livre est largement inspiré par le parcours de son auteur. La seconde, qui découle de la première était, « Est-ce vraiment un roman ? ». Non, même si la couverture porte le mot roman et même s'il se lit comme un roman, pour reprendre cette formule éculée. Dit-on jamais d'un roman difficile, « Ce roman se lit comme un essai»?
Sa composition d'abord : trois récits séparés par des cascades d'historiettes, chacune porteuse d'un titre. L'ensemble ne fait que 172 pages. Debout-payé existe désormais en Livre de poche. C'est une rareté au sens où très peu de livres ayant trait aux migrations s'autorisent un tel humour. Et puisqu'il a été écrit par un Noir, on ose rire. C'est comme pour les blagues juives, insupportables sauf si elles sont racontées par un Juif.
Prologue comme la première scène d'une pièce de théâtre: Protect 75 vient d'obtenir de gros contrats de sécurité pour diverses enseignes commerciales de la région parisienne; tous les candidats aux postes de vigile sont noirs ; l'Ivoirien Ossiri décroche la boutique Camaïeu de la rue du Faubourg-Saint-Antoine.
Les trois récits :
« L'âge de bronze 1960-1980 : Ferdinand est employé aux Grands Moulins de Paris et bien que n'étant pas un « vrai » étudiant, il vit à la MÉCI, la Maison des Étudiants du Congo, où prospère un trafic de sous-location de chambres et dont la fermeture est régulièrement programmée. En 1974, survient la « Crise », conséquence du choc pétrolier : il faut débarrasser la France de cette horde d'étrangers ingrats qui piquent aux Français « le bain de la douche ou le pain de la bouche ». De nouvelles règles de conditions de séjour sont instaurées, une nouvelle race de citoyens est inventée : les sans-papiers. Par chance, Ferdinand obtient un permis de séjour et sa fiancée le rejoint juste avant la mise en application de l'interdiction du regroupement familial.
« L'âge d'or 1990-2000 : Ossiri quitte Abidjan où il était professeur de Sciences naturelles. Sa mère, opiniâtre championne de la culture africaine, elle-même revenue au pays après plusieurs années en France, lui lance, « Va, vois et reviens nous ». Elle reprend contact avec un certain Ferdinand qui a créé à Paris sa propre société de sécurité spécialisée dans la sous-traitance de contrats déjà sous-traités. Bien que les Grands Moulins ne soient plus qu'une carcasse vide, ils méritent encore d'être protégés des squatteurs, des tagueurs et des grapheurs. Ferdinand y fait travailler Ossiri, qu'obsède une possible reconduite à la frontière, et le loge à la MÉCI, qui tombe en ruine.
« L'âge de plomb », non daté puisque nous y sommes toujours : Kassoum, qui a fui le ghetto des ghettos, Treichville, à Abidjan, vit dans une minicabane en préfabriqué au milieu des ex-Grands Moulins. On lui a imposé comme partenaire de travail un berger de Beauce qu'il craint. Au village, parce qu'il a envoyé sa photo en uniforme, on le croit devenu policier chez les Blancs. Les tours du World Trade Center tombent. Le sentiment d'insécurité devient tel que les Blancs reprennent en main le marché de la sécurité. De nouvelles exigences préfectorales empêchent l'Oncle Ferdinand d'employer des sans-papiers. Tous les habitants de la MÉCI vont perdre leur minable logement. Mais quand les attentats terroristes frappent l'Europe, les debout-payés noirs se révèlent à nouveau indispensables même si les sociétés sous-traitantes tenues par de vieux Ivoiriens sont sommées de disparaître. Et Kassoum se retrouve dans un minuscule bureau vitré à surveiller un portique et l'écran de contrôle d'un caisson à rayons X.
Faute d'être un roman, Debout-payé est une épopée qui célèbre ces travailleurs déracinés, solitaires, malheureux et relevant « cet ennuyeux exploit de l'ennui ».
Ossiri, qui « n'était rien pour personne et personne pour tout le monde », disparaît – « on n'appelle pas la police pour signaler la disparition d'un sans-papiers » –, ne laissant derrière lui que la collection d'historiettes qu'il a récoltées chez Sephora Champs-Élysées et Camaïeu, notamment en période de soldes.
Elles composent une sorte de Mémoire pour servir à l'histoire de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. Elles comprennent des théories, des définitions, des dialogues, des lois, des axiomes, des « moralités », des aphorismes poétiques. Elles reposent sur des antiphrases et des jeux de mots. Elles décryptent l'appellation « Comptoir des Cotonniers » aux relents colonialistes ou la forme du flacon de Dior J'adore, glaçante évocation des femmes-girafes de Thaïlande.
« Quand on ne comprend pas 'l'autre', on l'invente, souvent avec des clichés » par négligence et paresse intellectuelle. C'est pourquoi Gauz les déconstruit, non sans admettre la légitimité de certains d'entre eux.
Par exemple, il s'amuse à décrire les différentes façons dont on réagit à l'alarme du portique de sécurité selon que l'on est brésilien, français d'origine arabe ou chinois...
Il nous signale, à nous, qui par ignorance parlons globalement des Africains, que les différentes nationalités sont tout à fait identifiables à leur façon de s'habiller : « les superbes mocassins toujours bien cirés des Camerounais, les couleurs improbables des Congolais de Brazza »... et à leur façon de parler la langue française : « les Sénégalais psalmodient, les Maliens petit-négrisent »...
Son ironie inédite s'exerce envers ses Gentilés, notamment les « apprentis blancs, les clair-obscurs qui se font artificiellement éclaircir la peau ». Envers ceux qui furent sans doute ses collègues puisqu'il est certain que le personnage d'Ossiri emprunte beaucoup à Gauz jeune : « Quelle idée [métier] de courir après quelqu'un qui a volé dans la boutique de Bernard, première fortune de France, une babiole ridicule, produite par Liliane, septième fortune de France. » Envers les Restos du cœur, les Droit au Logement, les Médecins du monde... qui arrivent toujours trop tard, comme lors de l'évacuation de l'église Saint-Bernard, à la fin des années 1990.
Son humour le plus piquant – que les tenants du politiquement correct ne doivent pas supporter – s'exerce envers les épouses d'Émir, les WIB – Women In Black, Gauz adore les acronymes – voilées, les pin-ups des Mille et une Nuits consommatrices effrénées de vêtements ou de maquillage.
C'est que, comme Gauz le dit dans un entretien trouvé sur la toile, à Abidjan, « quand tu racontes une histoire, tu dois capter l'attention et arracher des rires. Sinon, tu ne sers à rien. » Sa dédramatisation par le rire a d'autant plus de cachet qu'à Paris, « un Ivoirien peut parler [et écrire] comme un titi parisien et comme un Abidjanais dans la même phrase ». La même virulence fondée sur l'oralité caractérise son dernier livre qui raconte l'occupation de l'église Saint-Bernard, Les Portes, sorti cette année (aussi au Nouvel Attila).
Gauz, Debout-payé, Le Nouvel Attila, 2014.
Catherine Goffaux